"Monsieur Joseph"
Jeannette ne me demandait plus : "Qu'est-ce que tu veux faire plus tard ?", mais "Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?"
Dans ma tête, une valise se tenait prête pour partir avec le premier cirque venu.
"Tu sais écrire, tu parles bien, je te verrais bien dans l'administratif. Tu veux que j'écrive à "Monsieur Joseph" ?" Ce nom, à l'époque, résonnait comme le synonyme parfait de cirque. "Monsieur Joseph", c'était Joseph Bouglione, le patriarche de la célèbre "dynastie", patron du Cirque d'Hiver de Paris...
J'avais déjà mis les pieds à Paris, qui, curieusement, me faisait des appels du même membre, pour assister au spectacle du Cirque de Pékin, au Palais des Congrès, Porte Maillot.
Du Cirque d'Hiver, j'avais en tête un édifice mythique, et le rendu des caméras de Gilles Margaritis pour l'émission "La Piste aux étoiles", où elle était tournée.
Pour Jeannette, c'était un "gagne-pain", au temps où elle y dansait avec des lions.
Si je n'ai pas retrouvé la lettre (le brouillon) de recommandation, je garde jalousement l'un des rares documents où apparaît la fort belle écriture de la dompteuse.
Tracé au stylo bleu, c'est un plan.
De part et d'autre de ce demi-feuillet, des rues s'échappent, des petits carrés matérialisent ce qu'elle a dû me dire : "Alors, là, tu as... et là, c'est..." Au premier plan, c'est le
boulevard Richard-Lenoir, et la station de métro "filles du Calvaire", et non pas "le calvaire des filles du boulevard". Au plein centre, comme le clown Grock dans un halo de lumière, Jeannette a
dessiné, toujours à main levée, un rond, un disque, un cercle, et à l'intérieur, elle a écrit : Cirque d'Hiver.
"Tu demanderas Monsieur Joseph. Tu lui diras que tu viens de ma part. Tu lui donneras cette lettre. Comme il ne pourra pas la lire, il te dira : "Tu peux me la lire ?J'ai pas mes
lunettes. Et tu verras bien ce qu'il te dira."
Je suis allé au Cirque d'Hiver. Je suis entré par les écuries. J'ai demandé Monsieur Joseph. Il m'a dit : "C'est moi". Je lui ai dit que je venais de la part de Jeannette Mac-Donald. Ca a été un sésame : son visage s'est ouvert. Il s'est assis sur la banquette rouge de la piste et m'a demandé de m'asseoir à côté de lui. Je lui ai tendu la lettre. Il m'a dit : "J'ai pas mes lunettes. Tu peux me la lire ?" Il m'a dit : "Au cirque, il faut savoir tout faire." Puis, levant les yeux vers la coupole du cirque et les agrès des trapézistes, il m'a demandé : "Tu seras aussi capable de monter là-haut accrocher les filins ?"
Dans le même éclair, j'ai vu Gina Lollobrigida et Burt Lancaster dans "Trapèze", et mon professeur de gymnastique, qui gloussait quand je lui tendais un mot d'excuse de ma mère : "Mon fils souffrant de maux de tête, veuillez le dispenser des exercices de gymnastique." Il faut dire qu'après avoir couru dix mètres, j'avais un point de côté, et le "grimper" à la corde ne voulut jamais me hisser vers le "Très-Haut", sous les lazzis de mes camarades.
J'ai serré la main de "Monsieur
Joseph". Je ne sais plus ce que j'ai répondu, mais il a compris que je ne pourrais pas être la doublure lumière de Burt Lancaster.
Joseph Bouglione (au centre) assiste, admiratif, à la remise de la médaille du Club du Cirque par Maître Maurice Garçon à Jeannette Mac-Donald. (Coll. Part. JMD)