LE LIVRE DE MON PERE (20)

Ca sent le sapin mouillé.
Ca sent l'automne, et c'est très bien. Les arrières-saisons sont douces. Un peu de pluie suivie d'un peu de soleil sont les conditions idéales pour que poussent les champignons. Mon père est mieux qu'un chercheur, c'est un trouveur. Dans les haies, il déniche de leur mousse les mousserons. Dans des lieux connus de lui seul, il coupe à la base, au couteau, des coulemelles. Les dictionnaires parlent de "lepiotes élevées". Mais surtout il débusque aux "Quatre Chênes" des cèpes bons pieds bons chapeaux qui finiront, au pire, séchés pour agrémenter les sauces, au mieux poëlés en persillade. Sous les pins et les sapins mouillés, il ceuille des lactaires délicieux ; près des châtaigniers, il entend un orchestre de trompettes de la mort (les dictionnaires parlent de "cornes d'abondance") qui entonnent un requiem de Fauré.
Tel père, mais non tel fils, il faut, si je veux en déguster, que les champignons me fassent tomber.
Seuls, sur le petit chemin herbeux qui conduit vers mes "beaux ares", les "boutons de guêtres" ou "Petits parisiens", ou encore "Pradelets" se laissent venir à moi, et m'enivrent d'un parfum affirmé comme celui d'une jolie dame.

Concession à perpétuité.
Si vous vous fendez de quelques centimes d'euros pour acheter une carte postale qui représente une vue aérienne générale de "Buzet-la-Forêt", je vous demande de porter votre attention sur le cimetière. Il se trouve à la sortie du village. Non, je ne vous entraîne pas sur un terrain macabre. Mais, soyons lucides, amis. Permettez-moi de me faire aider par "Le Canard enchaîné" pour étayer mes dires. Sous le titre bien trouvé "Ca tombe mal", l'hebdo satirique reproduit une circulaire préfectorale adressée aux maires. La circulaire est intitulée : "Action des maires dans la gestion d'une crise sanitaire majeure de type pandémie." Le Préfet demande aux maires "d'identifier les sites potentiels permanents qui pourraient recevoir des corps sans mise en bière, de recenser les sites de stockage de cercueuils, cerceuils hermétiques et housses, et la réalisation d'un annuaire avec les coordonnées des entreprises de pompes funèbres, des fabricants et/ou distributeurs de cercueils les plus proches."
Regardez la carte postale de Buzet. Il y a encore suffisamment de place jusqu'au bord de l'eau, jusqu'aux berges du "Tarn" pour une eventuelle extension.
Si Georges Brassens avait été Buzetois, il aurait pu chanter : "Vous envierez surtout l'éternel estivant, qui fait du pédalo sur la vague en riant, qui passe sa mort en vacances..."

Oui, je l'ai dit déjà, les champs de douleur de mes parents sont devenus mes terrains de jeu.

Je te dis pas...
Je suis assis dans une gargote, seul à manger. Sans le vouloir arrivent à mes oreilles des phrases dites par une petite... treize, quatorze ans à peine, à deux pas de moi. Je l'entends sans l'écouter, version "pas le choix". Je vous le jure, en moins de cinquante secondes, elle dit au moins trois fois : "Je te dis pas... Et je te dis pas... Et je te dis pas..." Et elle dit, elle dit, elle dit...
"Je te dis pas, papa, et pourtant j'aurais bien aimé..."
Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. Papa. P
Voilà, j'ai rattrapé le temps perdu.

"Papa. Habemos papa... barbe à papa... Paparazzi... Gérard Palaprat... Bas les papattes...."
Soyons joueurs, -l'humour est la politesse du désespoir- : placez-vous bien en face d'un ami ou d'une amie, et dites-lui à haute voix, si possible en laissant l'air et la salive s'exprimer à leur guise : "Mon papa est pompier à Perpignan."

Pourquoi la vie, cette conne, au plein milieu d'un kaléidoscope brouillé, me fait-elle voir maintenant bien clair mon père, autrement ?
Lui, hier si croquant, si grossier, si ours, si pourceau ; lui, oui, lui, aujourd'hui si délicat, délicat, délicat ?
Ce n'est pas son squelette que j'interroge. C'est à vous, lecteur, que je parle.

Je ne l'ai jamais vu heureux.
Je crois qu'il se défendait de l'être.

Pourquoi, certains soirs, la douleur est-elle si proche de la jouissance ? Triste privilège d'exister sans exister.

Lui et moi étions deux masochistes. Et deux masochistes ne se complètent pas, mais souffrent sans plaisir ; se repoussent comme deux aimants.
Si encore un grand sadique nous avait aimablement malmenés, nous n'en serions pas là...
"Tout ce qui agit est une cruauté" m'a écrit un ami de Rodez, Antonin Artaud.
C'est l'inaction qui nous a épuisés. Puis désespéré. Avec une consolation : seuls les vrais désespérés savent ce qu'est la sérénité.

Quand le tête se dégage, quand le corps s'allège, que les organes retrouvent leur silence, alors tout va bien. Merci, Monsieur le Temps.
 
(A suivre.)

Joël Fauré.

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Disparition

LE MIME MARCEAU :
PREMIER COUAC DANS LE SILENCE

Je viens d'apprendre, comme tout le monde, que Marcel Marceau vient de mourir, à l'âge où meurent à peu près les hommes aujourd'hui. (Sur "France Inter", je trouve que sa mort ne fait pas beaucoup de bruit. C'est voulu ? C'est pour lui rendre hommage ? Etonnant, l'homme était un grand bavard...)
Je connais tout et rien du mime Marceau.
Parviennent seulement à ma pensée des résonances personnelles :
Laetitia Bégou, jeune et jolie et intelligente femme amoureuse du théâtre, à peine remise d'une rencontre avec Francis Huster -excusez du peu- avait insisté pour me rencontrer après avoir vu ma pièce "Agence" ; "chose" a été effectuée au buffet de la gare de Toulouse Matabiau. Laetitia était alors élève chez Anne Sicco, compagne du mime Marceau, à "L'Oeil du silence", à Cahors. -Je ne sais pas ce qu'elle est devenue : elle peut me joindre si elle le souhaite.
Je connais tout et rien du mime Marceau.
S'impose à moi surtout ce texte que je sais par coeur de Raymond Devos, et que j'ai dit au moins trois fois hier :
"Je suis fasciné par le mime, parce que le mime, c'est paradoxal.
Par exemple, un mime qui mime quelqu'un qui se cache derrière un mur ; si c'est un bon mime, on voit le mur et on voit plus le type qui se cache derrière...
Et moi un jour sur scène, je devais mimer un personnage qui n'a rien à faire.
Et ben, j'ai rien pu faire.
Parce que ne rien faire, ça peut se dire mais ça ne peut pas se faire.
Et moi je lui avais donné ma parole de mime que je ne dirai rien.
Alors je suis entré sur scène, comme ça, sans rien dire, sans rien faire... Ca a l'air de rien, mais faut l'faire.
Et plus je ne faisais rien, plus les gens disaient : "Qu'est-ce qu'il fait ? " Parce que les gens sont pas fous ; ils voyaient bien que je faisais quelque chose, mais comme c'était rien, ils s'attendaient à plus.
Les gens dans la salle qui voyaient que je ne faisais rien, et que je le faisais bien, ont commencé à trouver à redire. Il pourrait au moins faire un geste. Ce que voyant j'ai fait le seul geste que peut se permettre quelqu'un qui ne fait rien sans qu'on dise il en fait trop : j'ai fait un geste d'impuissance.
Alors les gens dans la salle ont dit : "Qu'est-ce qu-il dit ?"
Alors là, j'ai rompu le silence et j'ai dit : "Mesdames et messieurs, mais je n'ai rien dit."
Qu'est-ce que je j'avais dit là !
Le directeur : "Rideau ! Non seulement je paye un mime à ne rien faire et il le fait pas, mais en plus il ne tient pas sa parole, il parle."
Il m'a dit : "Monsieur, vous n'êtes même pas bon à rien."
Alors le lendemain dans la presse qu'en ont dit les critiques ? Et bien comme je n'avais rien fait, ils n'ont rien dit mais en bien."

Je connais tout et rien du mime Marceau.
J'aime cette jolie phrase que j'ai lue dans le Libé  (24 septembre 2007) qui parle de lui :
"Au Japon, où il a rang de "trésor vivant", on le dit "entouré de fantômes que l'on voit".

Je connais tout et rien du mime Marceau. Et si ça se passe comme avec la mort de Beckett en 89, tout reste à découvrir et je vais encore être percuté.
Il suffit parfois que les gens s'absentent pour s'apercevoir qu'ils existaient et qu'on est passé à côté d'eux.

Joël Fauré



 
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J
Laetitia Bégou : Merci Laetitia de vous être manifestée. Je suis heureux de savoir ce que vous êtes devenue. Je suis ému.
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J
Libertz : c'zst original ; vous devrizz dzmandzr dzs doigts d'autzur !<br /> <br /> Aurora : NTM comme Nomme Ta Mère... <br /> Vous avez changé de crèmerie mais pas de crème...
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A
Over-Blog aimerait-il le rap? Ce soir, j'ai comme lettres-clés...NTM!<br /> C'est un texte à serrer la gorge que vous nous avez fait là.<br /> Et puis Monsieur Le Temps est passé aussi cette nuit chez moi. Moins gravement. Une porte s'est fermée et une autre s'est ouverte.<br /> Je vous invite tout particulièrement.
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T
Rôoo j'ai honte de moi ...... que de fautes en quelques mots.. je recommence ....<br /> Que de sagesse dans cette dernière phrase .... Il faudrait que passent par ici tous ces gens qui se sentent inutiles ...<br /> Moi, c'est fait.....
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T
Que de sagzsse dans cette dernière phrase ..<br /> Il faudrait que passent par ici tous ces gens qui sz szntent inutiles ...<br /> Mo, c'est fait....
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