14 mai 2007 1 14 /05 /mai /2007 15:59

J'ai fait des recherches archéologiques dans mes archives et réussi à exhumer un document -c'est un texte "de jeunesse"- qui s'avère être l'ébauche de ma pièce "A propos de bottes". Pour la genèse, le voici :

ELLE est debout, sur un tapis rond. Superbe de beauté. Grande. Longue chevelure brune qui ruissselle jusqu'au creux des reins. Yeux clairs et très expressifs.

Entièrement vêtue de noir et blanc : chemise blanche, gants noirs, pantalon de toile blanc glissé dans de longues bottes-cuissardes noires. La main gauche sur sa hanche. La main droite enserre une rose à longue tige qui tapote impatiemment sa cuissarde.

Manifestement, elle attend quelqu'un.

LUI apparaît de la coulisse. Entièrement vêtu de blanc et noir : chemise noire, pantalon blanc. Nus pieds. Il a l'air penaud. Honteux. Tête baissée. Yeux rivés à terre. Mains derrière le dos.

Il s'immobilise à quelques pas d'ELLE, sur un tapis long.

ELLE : C'est maintenant que tu reviens ?

LUI : Je...

ELLE : Approche !

(LUI fait quelques pas.)

LUI : Je...

ELLE : Approche !

(LUI fait un pas.)

ELLE : A genoux !

(LUI s'agenouille. Avec déférence. Front posé au sol. Mains entourant les talons des cuissardes. Il relève la tête. Implorant. Pour toute réponse, elle lui tend une peau de chamois.)

 ELLE :Tu sais ce qu'il te reste à faire. Fais les briller. Je veux que l'on puisse s'y mirer.

(LUI entreprend de faire reluire les cuissardes. Il frotte le talon, l'empeigne. Avec application. Il remonte la tige : mollet, jambe, genou, cuisse. De temps à autre, il caresse le cuir. Il s'y regarde comme dans un miroir. Parvenu tout en haut des cuissardes, il pose ses lèvres sur le haut des cuisses. Enhardi, il s'aventure un peu plus, s'approche lentement du pli de l'aine.

A ce moment, ELLE rabat sa main gantée sur l'endroit interdit, sur le jardin défendu.

ELLE : Non.

LUI : Mais...

ELLE : Debout !

LUI : Mais...

ELLE : J'ai dit : "debout" !

(LUI obéit. Il se lève. Face à ELLE. Mains croisées. 

Ils échangent un regard d'une grande intensité.

Flottement.)

ELLE : Un pas en arrière !

(Elle pointe sa rose sur la poitrine pour le faire reculer.)

ELLE : Demi-tour !

(LUI fait volte-face.)

ELLE : Ne te retourne pas.

LUI : Mais enfin, qu'est ce-que...

ELLE : Ne te retourne pas. Ferme les yeux.

(LUI ronge son frein. Il réprime l'envie de se retourner.

ELLE ne bouge pas, entretient une attente excitante. Sans mot dire. Pour mieux ménager son effet.

De longues, de lourdes secondes s'égrènent...

Une attente insoutenable...)

ELLE : Pourquoi es-tu parti ?

LUI : Je n'étais pas parti...

ELLE : Pourquoi t'es-tu attardé ?

LUI : Il y avait...

ELLE : Quoi ?

LUI : Il y avait...

ELLE : Qui ?

LUI : ...

ELLE : On ne badine pas avec l'amour.

(Pour ponctuer sa phrase, elle applique un coup de rose sur le postérieur.

LUI frémit de tout son corps, sans crier pourtant.)

LUI : Il y avait longtemps.

ELLE : Je sais. Ferme les yeux.

LUI : Je...

(Elle fouette maintenant avec une régularité de métronome. 1,2,3,4,5. Les premiers coups espacés, savamment administrés. Puis à toute volée. 6,7,8,9,10.

Les pétales de la rose tombent à terre en pluie.

 

(A suivre.)

 

Raoul Jefe

Partager cet article
Repost0
13 mai 2007 7 13 /05 /mai /2007 16:35

Je dédie ce dernier épisode aux trois lectrices "affirmées" du "Pigeonnier" : A., B. et O.

Qu'elles soient ici chaleureusement remerciées.

Je salue les inconnu(e)s du hasard qui ont peut-être parcouru ces lignes.

----

Elle avait lu quelques pages lorsqu'elle sentit une présence devant elle. L'homme debout souriait. Un sourire qui voulait dire : "C'est vous, je vous reconnais." Elle posa son ouvrage, rendit le sourire invitant à prendre place. Il s'assit. Son physique lui permettait de sortir, car Betty s'attendait à pire. Le visage était sympathique. Elle se surprit à n'accorder plus d'importance au reste, la couleur des yeux et des cheveux ; leur absence, les grammes fluctuant des joues et du ventre, et la répartition de la graisse et du muscle. En face d'elle, il y avait quelqu'un qui allait parler.

Il parla.

Un charme opérait. Il s'appelait Pierre. Rien en lui ne trahissait la subtile excitation provoquée par la mise en scène savante : le dessous de la ceinture escamoté sous la table. La suggestion était grisante. C'était un test ? Un jeu ? Qu'est-ce qu'on gagne ? Bien sûr qu'elle les portait. C'était évident. Si elle ne les portait pas, ce ne serait pas de la déception, ce serait du sabotage. Mais il acceptait le caprice, l'art de donner sans avoir l'air de le faire, la découverte, la surprise sue, la trouvaille, le secret de Polichinelle, le cadeau commandé à Noël encore sous le papier. Mais non, il ne roulerait pas sous la table, comme un chien affamé qui renifle un os. Il savait se tenir. Il savait juguler ses penchants. Il ne se hasarda même pas à miser sur la couleur, si le bout était rond, carré, pointu ; si le talon était plat, biseauté ou à aiguille... C'était bien assez qu'elle fût là, jolie femme fraîche pour l'insolite, pas malsaine, ouverte à tout. Elle était autre chose qu'une paire de cuissardes.

Qui des deux était le plus fort ? Elle, avec sa soi-disant face cachée ? Lui, avec des déductions ? Assurément tous les deux étaient fortiches.

L'un et autre ne se bornaient pas à plaire et être plue que sous une seule apparence.

Pierre commanda deux cafés.

Ils parlèrent longtemps. Pierre régla les consommations. Quand Betty se déplia enfin et quitta la table, elle offrit à son spectateur la récompense suprême : les longues cuissardes noires-jais brillaient d'un vif éclat et ne lui donnaient pas mauvais genre. Elles lui conféraient même un port princier ; le cuir, au cou de pied, se fronçait joliment, et le talon ni trop haut ni trop bas ne disait rien de l'importance que d'aucuns accordent aux bottes. Tout en haut, la tige finissait d'enserrer les cuisses, comme un anneau de Saturne.

En fait, ce n'était pas Betty qui portait les cuissardes ; c'étaient les cuissardes qui portaient Betty.

Sans conteste, Betty désirait cet homme providentiel. Elle voulait le chevaucher et jamais ses bottes ne la démangèrent à ce point. Elle proposa de poursuivre les roucoulades au Pigeonnier.

Lorsqu'ils y furent, ils grimpèrent dans l'alcôve. Quelque chose était différent. Bien sûr, comme alibi, elle garda ses bottes. Pierre les caressa, puis, dépassant la frontière, aborda le sol d'un île nouvelle.

Les rencontres de Betty et de Pierre se firent plus assidues sous le toit du Pigeonnier. Ils se découvrirent des centres d'intérêt communs comme la littérature ou la nature. Ils se découvrirent atteint du même mal cruel et insidieux : le trouble obsessionnel compulsif.

Il y eut des bottes. Des montagnes de bottes.

Betty écrivait : "Aujourd'hui, Pierre m'a fait livrer six paires de bottes cuissardes. Il est vraiment fou. Qu'est-ce-que je vais faire de tout ça ? Les mettre ou les porter ? Non, ce n'est pas pareil. J'ai des bottes que je mets mais qui ne marchent plus du tout. Elles se sont arrêtées. Impossible de les remonter. Ces mécaniques sont capricieuses. Je reçois de plus en plus de lettres de femmes qui me demandent des conseils quand au choix de leurs bottes. Certaines ont les mollets plus grands que leurs yeux, et leurs jambes plus courte que leur vue. Quand elles essaient des modèles dans la boutique, elles n'ont cure du vertige inaugural, puis s'étonnent que leur démarche est disgâcieuse. Elles ne sont pas faites pour porter ça.

Parmi la livraison, j'ai choisi une paire de "noires" à talon aiguille. La cambrure est bonne. Je prends mon pied. Tant qu'il y aura des étoiles sous la voûte plantaire, je marcherai le coeur heureux, la tête libre.

Ce soir, il pleut sur le toit du Pigeonnier et Pierre vient me rejoindre dans l'alcôve. Il porte un bouquet de bottes à la main... Nous descendons dans le jardin secret.

J'ai fait pivoter ma vie autour des bottes. Je m'y suis vissée dedans. Mais je laisse maintenant les chiens sans laisse ; je laisse le dressage aux clubs canins.

J'ai mon toutou à moi, mon nounours. Il me donne beaucoup d'amour.

Aujourd'hui, dans cette librairie où je décicace mon livre, je mesure le chemin parcouru. A pied le plus souvent. Et chaussée de bonnes bottes."

FIN

Raoul Jefe

img027.jpg

 

Partager cet article
Repost0
12 mai 2007 6 12 /05 /mai /2007 15:55

Je dédie cet épisode à B.

Elle est providentielle, à la définition près du dictionnaire.

Elle se reconnaîtra.

---

 

La réalité, toute nue et toute crue, se charge de retourner comme un gant les égarés du rêve. Betty se souvient avoir lu, aimé et retenu une phrase de René Char : "La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil." Aujourd'hui, elle est certaine de ne pas l'avoir totalement saisie, de l'avoir souvent reprise sans la comprendre. Comment faut-il vivre alors ? Lucide ? Blessé ? Bronzé ?

Aux cieux de ses divers lits, de Maîtresse, d'élève, de patiente, Salomé-Betty n'est rien d'autre qu'une pâle émule de Janus, ce Dieu à deux têtes, qui surveille aux portes les entrées et les sorties. Le Donjon de Janus, voilà qui sonne aussi bien que le C.I.E.L.

Dans l'une de ses boîtes, Betty trouva le message suivant : "Au théâtre Carpe Diem -à moins que ce ne soit dans un rêve-, je vous ai vue, glissée dans de hautes bottes de cuir noir. Je dois être fétichiste. Je suis devenu aussi fou que Maupassant. Il faut absolument que je vous retrouve, sinon, j'en mourrai peut-être." Suivait un numéro de téléphone qui invitait à prendre contact. Les mots lui plurent et l'amusèrent. Elle décrocha le téléphone et sonna l'agonisant sursitaire. "Encore un déviant, mais au moins un littéraire." pensa-t-elle. Elle tomba sur un répondeur-enregistreur. Le message de réception était avenant ; la voix, belle, racée, sensuelle. "Bonjour. rappelez-moi, nous parlerons de Maupassant." laissa-t-elle juste avant ses propres coordonnées téléphoniques.

Le fétichiste rappela dans la soirée. En direct. Plus de répondant que de répondeur. Un dialogue s'engagea. Il conta fleurette et cuir pleine fleur. Du charme. Il déclina ses marottes : jours en pluie et femmes en bottes. Ils se donnèrent rendez-vous dans un café. Elle arriva première. Elle s'était glissée avec volupté dans des cuissardes qui feraient leur petit effet. Elle commanda un café. Elle s'était installée dans une encoignure, sur la banquette, de telle façon qu'en tous angles de vision, on ne pouvait voir ce qu'elle avait aux pieds. Comme les speakrines de la télévision de papa, c'était une femme-tronc. Une actrice qui aurait dit au cadreur : "Vous me coupez ici, à la chatte." Le visiteur exclusif n'aurait pas la primeur de voir le trop brillant objet du désir. Il verrait le contenu avant le contenant. Tout était possible. Et même si, par cruauté, elle avait mis des tongs. Betty croisa ses jambes sous la table. Elle fit crisser le cuir qui soupira d'aise. Elle déchira le tube de papier qui contenait le sucre et le versa dans la tasse grège, ornée du sigle Bordeaux d'un célèbre torréfacteur. Elle saisit la petite cuillère, l'immergea dans le breuvage et remua pour en dissiper l'amertume. Chaque fois qu'elle faisait ce geste, elle ne pouvait s'empêcher de penser à cette phrase : "Dieu, c'est comme du sucre dans un café : il est là mais on ne le voit pas, et plus on le cherche, moins on le trouve." Elle approcha les lèvres de la tasse des siennes et but une gorgée. C'est une opération plus extatique qu'il n'y paraît. Les doigts pour l'anse ; les commissures des lèvres pour le passage du grès ; la bouche pour l'accueil du liquide ; les ailes du nez pour l'arôme, et toute la tête au dessus pour être très bien. Mais aussi pour s'en vouloir à en mourir d'être arrivée longtemps après Proust, ce délicat valétudinaire qui a su si bien décrire les sensations que lui procurèrent une madeleine trempée dans un tilleul. Pour Betty, de son café sortait une maison en orée de forêt, un chemin herbeux où les flaques marron faisaient comme des grains de beauté, un fossé d'où jaillissait une cascade, un arrêt d'autocar et un autocar qui conduisait au collège, trois marches pour accéder à la salle d'études ; tous de gros morceaux qui s'arrangeaient pour passer à travers le filtre, , et aussi, accessoirement, insidieusement, une toute petite paire de bottes rouges en caoutchouc qui faisait flic-flac dans l'eau -elle devait avoir dix ans à peine- dans lesquelles elle se sentait Reine du Monde. Elle reposa la tasse vide sur la sous-tasse. Elle repoussa en arrière ses mèches caramel. Elle consulta sa montre. Elle sortit de son sac une édition de poche de nouvelles de "de Maupassant". Il y avait "La chevelure". Relire le texte ne lui paraissait pas inutile.

Ce serait meubler l'attente avec à-propos.

(A suivre)

Raoul Jefe

Partager cet article
Repost0
10 mai 2007 4 10 /05 /mai /2007 12:20
Maîtresse de céans en tenue d'apparat, Betty n'était pas encore devenue Betty partout, à tous les degrés du Pigeonnier. Au milieu de la demeure, elle sentait naître des envies, des désirs et des besoins. Il suffisait qu'elle tombât sur une image suggestive pour que, de nouveau, Sade et Masoch, le Marquis et le Baron, vinssent la relancer dans l'aristocratie. Alors se produisait cet écartèlement qui la rendait schizophrène. Reine des derniers salons où l'on suce, elle avait des soudaines démangeaisons de l'entrecuisse et des envies d'orgasmes à hurler.

Alors, elle pensait à sa mère.
Alors, elle pensait à son père.
Elle se souvint du temps où la sexualité ne la tourmentait pas puisqu'elle était absente de ses pensées. Elle était heureuse et insouciante avec ses poupées, le berlingot de toutes les couleurs, Belle et sébastien à la télévision et Skippy le kangourou. Heureuse et émerveillée la veille de Noël, le jour des vendanges, la semaine où elle savait qu'au bout, elle partirait en famille dans l'Aveyron. Rien ne filtrait des choses tarabiscotées des histoires de cul, qui font mal, si mal, si mal, toujours, toujours, ou si bien, si bien, tellement bien, et encore, c'est rien de le dire ou de l'écrire... Ce sont des choses qui se vivent. S'expliquent à peine. Avec peine.

Pôle Est. Pôle Ouest. C'est la guerre froide. Au thérapeute qui la suit, en qui elle a toute confiance, quand il lui demande : "Comment ça va ?'", elle répond invariablement ; "Ca va...rie." C'est résumer la situation. Comment résoudre la quadrature du cercle vertueux quand on n'a qu'une seule envie, c'est de couper aux cours de math, comme la sécante. Betty cherche un sens à sa vie. Betty se cherche. Exigeante et excessive, elle voudrait fuir. Mais où ? Elle reprend la plume. Elle écrit. Elle est heureuse d'avoir écrit. Elle arpente les allées des librairies. Elle fend quelques tranches de papier frais, lit quelques lignes, se dit que beaucoup écrivent beaucoup plus mal qu'elle, et arrivent à publier. Ils couchent ? Des mots sur le papier, bien entendu. Ils noircissent des écrans blancs 17 pouces ou des A 4 cerfs-volants. Elle se demande qu'elles sont les articulations qui la font le plus souffrir, celles de ses idées, sous le chapeau de ses névroses ; celles de ses genoux, sous le cuir des cuissardes ; celles de ses doigts qui alignent des mots pour faire nombre. Qui entre en elle en priorité ?

Betty écrivait : "Je confiai un mouchoir dans la main d'un homme et me mettais à le fouetter. En rafales. J'y prenais plaisir. Je savais que je pouvais y aller tout mon soul, à bras raccourcis, car le signal d'arrêt dont nous avions convenu était sans appel, visuel et définitif. Lorsqu'il lâcherait le mouchoir, je lâcherai le fouet. Je flagelleais en toute confiance, tout en gardant le contrôle de la situation.
A plusieurs reprises, je vis mon cinglé serrer très fort le mouchoir, mais il ne l'abandonna pas. J'avais donc du crédit. Je pivotai dans mes cuissardes, comme un jacquemart, et faisait amplement aller et venir la lanière sur le dos et les fesses. Le jeu a ses codes, ses règles, ses limites. Tout de suite après une zébrure, la demande de grâce me parvint distinctement : je vis le mouchoir tourbillonner comme une feuille morte et choir sur la moquette. Je cessai aussitôt de battre. J'étais moins déséquilibrée qu'une épouse possessive qui, sous des aspects engageants, fait vivre à son mari une vie d'enfer avec de copieux assaisonnements verbaux.

La femme qui vit et la femme qui écrit sont-elles la même ? Betty lisait, écrivait, fouettait, avait fouillé divers culs, savait la merde et le sperme du monde, avait fait cracher des lamas, plumé des pigeons, fait baver des crapauds, des escargots, de gros rougeauds à triple-menton roteurs d'ail, des cornus de la fanfare "bites, biroutes et compagnie", des majorets poilus aux gambettes, prestataires des fêtes votives, mounjetades, sardinades, cargolades, anchoïades... Oui, elle avait éclairé le trou du cul de bien du monde, avec des poils luisants encore crantés de crotte. Elle s'était aventuré là où papa-maman lui avaient dit de ne pas s'aventurer. Elle en était revenue toute rutilante du dépassement de soi avant de devenir anéantie d'humiliation.

(A suivre)

Raoul Jefe

Partager cet article
Repost0
9 mai 2007 3 09 /05 /mai /2007 16:04

Je dédie cet épisode à la charmante voix que j'ai entendue au téléphone des Etablissements Jean Gaborit, et qui m'a gentiment renseigné sur mes marottes, les bottes.

Les établissements Jean Gaborit fabriquent des bottes, genouillères et cuissardes belles à tomber, à en pleurer.

www.jean-gaborit.com

-----------

Le pigeonnier, découpé en tranches napolitaines, servait malgré tout de quartier général aux grandes manoeuvres de Betty. Sa remise en question passerait par cette demeure, jolie et adaptable. Il suffirait de bazarder une ferraille et une cuiraille qui empêchait trop souvent de voir la peau et son grain naturel, à toucher, à caresser, à aimer...

Betty se rapprocha de sa mère. "Tout est dans la tête" lui disait-elle. Et Rex, le brave chien, la regardait, en inclinant la tête, semblant approuver.

A ses amis proches, qui étaient au courant de sa remise en question, elle parlait un langage différent. Changeante, versatile, cyclothymique, elle eût bien sûr droit à ces adjectifs venus d'esprits chagrins, de connaissances qui allaient perdre un repère, ou, en plus trivial, une réponse à des instincts bestiaux.

Betty était debout, tout au bout de son champ de paradoxes et de contradictions. Sa culture, comme toutes les cultures, nécessite des soins constants. Elle était là, en hautes bottes, seuls attributs qu'elle gardait sans déplaisir, sans rejet.

L'été, la saison des chaussures ouvertes, des orteils et des talons dehors, touchait à sa fin. Betty y voyait l'occasion de se faire plaisir en achetant de nouveaux modèles de cuissardes. Ca l'aiderait à oublier le reste, tout le penchant qui n'est pas sensuel dans la relation à deux insolite. Marcher dans la rue avec des cuissardes aux pieds et un fouet dans la main, ça détonne, voire ça choque. Marcher avec seulement des cuissardes, c'est du très naturel. Depuis quelques saisons, les bottes hautes sont revenues dans l'air du temps. Leurs tiges s'épanouissent dans les vitrines. Elles fleurissent sur les jambes des filles, où elles jouent à frémir de la corolle à chaque pas nouveau. Le bel automne au ciel bleu clair, à l'air si doux, invite la marchande des quatre saisons à proposer la botte au chaland. Le reliquat de la période SM de Betty s'appelera botte cuissarde.

Dans les boutiques qu'elle visita, elle essaya divers modèles. Sur les gondoles des chausseurs, elle se fit chavirer les yeux à la vue de vertigineuses créations. "Je dois être plus fétichiste que sado maso" pensait Betty, pas mécontente de retrouver une véritable identité. En convoquant ses souvenirs d'enfance, elle se revoyait plus porteuse de bottes en Cendrillon, Petite Poucette ou Chatte Bottée qu'en Mère Fouettarde.

Au pigeonnier, les bottes et les cuissardes étaient tantôt debout dans un placard, tantôt couchées dans leurs boîtes. Elles avaient toutes été portées au moin une fois. Elle tenait plus particulièrement à une paire magnifique, qui n'avait jamais foulé le sol extérieur. La semelle était impeccable comme au premier jour sortie de la manufacture, non souillée. Elles ne "s'exprimaient" que sur des surfaces propres, tapis ou moquettes, en ces endroits où elles ne se verraient pas maculées. "Les cuissardes immaculées" étaient la fierté de Betty. "Je les garde propres" disait-elle. "Pour les soirs de gala".

Lorsque le cercle vicieux de ses connaissances charnues se fut réduit à la part congrue, elle put vraiment prendre la mesure de qui était qui et qui voulait quoi. Finalement, elle constata qu'elle s'était constitué une patientèle de qualité. Les tordus ne l'étaient pas tant que ça. Elle en invita certains à venir lui lècher les bottes entre deux lampées de muscat. Celles qui eurent le plus de succès furent sans conteste les bottes immaculées. Elle en fit une spécialité exquise et confite d'une torride sensualité. A ces jeux de l'amour et du hasard, elle composa de fort alléchants menus. Assise dans un confortable fauteuil-crapaud, une jambe à l'équerre sur l'autre, elle s'amusait à oindre la semelle de lait concentré, de miel, de confiture, ou bien de crème d'anchois, de mayonnaise ou de moutarde. Les appétits sucrés-salés s'en trouvèrent aiguisés. Ces sensations nouvelles l'aidèrent à mettre en berne les étendards gothiques sado-maso hard. On vit du crêpe noir sur l'artillerie lourde qui n'était plus fourbie qu'en imagination...

(A suivre.)

Raoul Jefe

Partager cet article
Repost0
8 mai 2007 2 08 /05 /mai /2007 19:24

Ce nouvel espace d'expression que je m'accorde -et j'ai longtemps fait de la "Résistance" face à cet outil moderne, subtil et dangereux, libérateur et tyran qu'est Internet- a pout vocation de donner à lire une production littéraire. J'aime les mots. J'ai la chance de pouvoir les partager et d'être rejoint par d'autres, que je remercie.

Vocation littéraire donc, mais pas seulement.

Une fois l'aspect purement égotiste et narcissique (que j'assume) déblayé, j'ai envie d'écrire que si j'aime avant tout les mots, j'ai aussi envie d'en faire les transmetteurs d'un parcours et d'une expérience de vie.

Or, il se trouve qu'après avoir été sous le joug de contraintes que je détaillerai, j'ai envie d'aller à l'essentiel.

Alors je dis : "Oui, il faut en finir avec cette hypocrisie induite par le sexe." Tout commence par une giclée de sperme et tout se termine par une poignée de cendres. Que celle ou celui qui n'est pas d'accord me contacte.

Oui, je suis différent. Oui, je suis tracassé par le sexe, par mon sexe. Oui, j'aime être fouetté. Oui, j'aime fouetter. Oui, les bottes et les cuissardes me font bander.

Les pratiques SM sont-elles condamnables ? J'ai été élevé dans un milieu conservateur, catholique. J'en ai gardé les valeurs de morale, d'ordre, de travail, mais tenté d'édulcorer la culpabilité qu'il induit. Et pourtant, je n'ai pas voté Sarkozy.

Aujourd'hui, à la lecture de la presse, j'ai été interpellé par une affaire qui est actuellement jugée par la cour d'assises de Paris.

C'est l'histoire d'un prêtre qui a fait voeu de chasteté mais que les élans naturels du corps ont rattrapé. Il est mort au cours d'une rencontre SM.

"La Dépêche du Midi", sous le titre : "réclusion pour le meurtrier sadomasochiste" écrit :

"L'enquête et les débats ont démontré que le prêtre, dépeint comme un boute-en-train assumant mal sa chasteté imposée par sa fonction aimait se faire attacher par ses amis. (...) L''accusé, qui dès l'instruction avait comparé la "pulsion" de l'étranglement à un "crash de disque dur" a raconté au procès avoir répondu aux "provocations" du prêtre.

Et "Libération", sous la plume d'Eric Favereau, rapporte de manière plus fouillée :

"Il faut s'habituer à l'ambiguïté des êtres." avait lâché au début de son réquisitoire l'avocat général  (...) "Il y a le jour, il y a la nuit, mais au même moment, il peut y avoir le jour et la nuit. Pendant près de deux heures, non sans talent, citant Sartre et Rimbaud, le magistrat a tenté de donner un sens à un crime dont il n'y a qu'une seule version : celle [du meurtrier] (...)

Des jeux sexuels ? (...) Reste que ce soir là, le 3 novembre 2004, après un repas un peu arrosé, cela a dérapé. Quand on accomplit une contrainte, quand on exerce une violence, n'y a-t-il pas une forme de contagion sur celui qui va les exercer ? s'est alors demandé l'avocat général, suggérant que les gestes de ligotage effectués par l'accusé avaient peut-être crée une envie de violence".

Ce premier billet est bâclé. Tant pis ! J'ai tellement de choses à dire. Je me console en me disant qu'un texte peut être amendé.

 

Joël Fauré

A lire :

- "La Dépêche du Midi" 8 mai 2007, page  8

- " Libération" 8 mai 2007, page 20

Partager cet article
Repost0
8 mai 2007 2 08 /05 /mai /2007 15:23

Cet épisode est dédié à J.-C. A., injustement "remercié" de France Inter. Son émission "Les choses de la nuit" reste pour moi fondatrice et mythique.

-----

Le poutour du pigeonnier s'irisait des couleurs de la nature : le vert, le bleu et le jaune. Betty se savait sensible et atteinte par les beautés de la Terre, et en esthète pas seulement d'intérieur, elle portait des soins attentifs à ses jardins et ses bottes secrets. Elle contemplait une rose lorsque le facteur passa. Une lettre était festonnée du sigle de sa radio préférée. Betty était attendue à paris, mercredi en quinze, pour l'enregistrement convoité de "Postier de Nuit."

Paris est beau. Paris est belle. Paris sent le sperme puisque c'est là qu'il y a le plus d'éjaculations, en densité s'entend. C'est une question de démographie, pas d'anatomie, ni de moeurs. Or, ce soir, Paris sent le seringat, et c'est très bien. C'est selon ce qu'on a dans la tête. Betty aimerait pouvoir parler autant du musc de la mauve et de la violette que du foutre chaud. Elle aimerait que ce soit pareil. Elle est écartelée entre deux abîmes que seuls les oiseaux relient sans mal. Tout serait si simple si cul de lampe ou de bouteille et trou du cul de la France, c'était même combat. Il existe des singes qui se sucent entre eux et n'ont jamais de dépression nerveuse. Tout-à-l'heure, au micro, elle s'essaiera pornocrate, érotomane, sans langue de bois. Les auditeurs interviondront-ils ? Ils sont en général friands de programmes d'en dessous la ceinture. De toute façon, elle tirerait un bénéfice secondaire, sauf contre prestation, de son passage sur les ondes. Si elle ne servait pas ses évolutions tarifées, elle donnerait à entendre ses ambitions littéraires. Elle avait le choix des mots.

L'animatrice, blonde et joyeuse, détendit l'atmosphère avant que ne s'allume une lumière rouge, fanal qui indiquait que tout ce qui allait être dit maintenant serait entendu partout où se pourra. Où se voudra. Autour de la table ovoïde avaient pris place Betty, un psy, un couple d'échangistes, un abstinent et un transsexuel. Il était bien entendu que chacun pourrait y aller de son refrain, avec ses formules et ses tics de langage, ses enthousiasmes et ses maladresses. Parole fut donnée au psy qui parla d'emblée d'identité sexuelle. Le couple échangiste parla latex ; l'abstinent se drapa de lin blanc et de probité candide, et cita Saint-Augustin ; le transsexuel parla chiffon et silicone. Quant à Betty, elle fut tout à fait remarquable, tant par la finesse et l'élégance des propos tenus que par le fond des idées avancées. Elle voulait absolument employer deux mots : "épanouissement" et "empathie." Elle y parvint. "je dirai qu'il faut pour s'épanouir vivre pleinement sa sexualité. Je m'efforce de comprendre celles et ceux qui ne me ressemblent pas. C'est un grand trésor que d'avoir de l'empathie."

L'émission fut belle, intelligente, d'une grande tenue. Elle pourfendit l'intolérance. Au sortir du studio, Betty s'arrêta à la machine à café et se fit couler un "court sucré". Elle savourait ses premières palmes académiques d'oratrice, rassurée de ce que la bouche, les lèvres, la langue ne fussent pas seulement au service d'une seule sensualité.

 

La vraie voie tracée pour Betty n'était pas seulement jalonnée de rencontres bizarres. Elle le savait. Ses luttes intérieures la ramenaient hors des sentiers battus, dans une campagne douce et paisible, une nature généreuse et riante. Et saine. Viendrait bientôt le temps où seul le verbe serait supérieur à la chair. Ses jouissances étaient plus sèches mais plus fortes. Elle s'enthousiasma notamment à la lecture d'un livre qui la fit vibrer et s'émouvoir : "Les âmes grises" de Philippe Claudel. Pour en retrouver la saveur et terminer de le dévorer, elle décommanda plusieurs rendez-vous de ce qu'elle commença à appeler ses "tordus"... Betty se voyait congédier le lapin blanc d'Alice au pays des merveilles. Pourquoi se sentait-elle alternativement si bien et si mal dans cette alvéole perverse du SM ? Une spirale peut-elle devenir une auréole ? "Serai-je un jour irrémédiablement guérie de cette double aimantation qui se repousse ou fait ventouse ?" pensait Betty. "Je veux serrer un homme dans mes bras sans avoir à le lui tordre. Ma mère a raison. J'ai emprunté une déviation d'itinéraire."

Betty était allongée sur son lit, tout en haut du pigeonnier. Elle se donnait rendez-vous avec le hasard. Elle ne brusquait rien, ne consultait rien. La boîte aux lettres, pleine ; la messagerie du téléphone, saturée ; la boîte éléctronique de l'ordinateur, hautement courrielisée ne lui procuraient aucune envie d'en savoir plus. Elle laissa le virtuel là où il est et regardait le plafond blanc, plus porteur de beaux projets.

Betty n'ignorait pas qu'il faudrait opérer un basculement lent si elle voulait changer de position. Pour se ranger des fouets, pour en finir avec des "actes de torture et de barbarie" qui pouvaient à tout instant, en cas de dérapage, la conduire sur la paille humide des cachots Républicains, elle avait à faire des réglages fins.

Divers faits-divers sordides vinrent conforter son appréhension. des scènes sado-maso qui tournent mal firent la une des journaux, friands de sensationnnel.

Alors Betty devint vraiment très sombre. Elle s'englua dans une profonde mélancolie. Elle éprouva une culpabilité qui la tenaillait ainsi qu'un étau. C'était quoi toute cette mauvaise comédie qu'elle avait jouée, cette pièce abjecte, ce cirque cruel fait de fosses aux lions et de massacres de chrétiens ?

(A suivre)

Joël Fauré

Partager cet article
Repost0
7 mai 2007 1 07 /05 /mai /2007 12:01
Betty laissa le pigeonnier aux bons soins de ses parents, boucla une valise, empoigna le récepteur-radio. Elle enfourna le tout dans sa voiture et se rendit seule à la clinique où elle était attendue. Oui, elle aurait pu être entourée par une cour compatissante ou ironique. Oui, elle aurait pu prendre un taxi. Mais elle préferait garder une sorte d'autonomie. Au bureau des admissions, elle ne fut plus qu'un quidam numéroté, vertement encarté. Elle répondit : "Mes parents" lorsqu'on lui demanda qu'elles étaient les personnes à prévenir en cas de... en cas de quoi, au juste ?
Une infirmière vint la chercher et la conduisit dans sa chambre.

Betty avait quarante-deux ans. Voici deux fois un printemps qu'elle était entrée en quarantaine. Debout devant le miroir de la salle de bains, attenante à sa chambrette, elle fixait son visage. Ses yeux s'étaient rendus, tant ils étaient cernés. Là, dessous, le peau est si fine qu'elle creuse des avens qu'un brin d'herbe saurait percer. Elle avait besoin de voir pour penser. Et pourtant : "Surtout ne pas penser." Elle s'allongea sur son lit et ouvrit un livre. Elle en avait apporté trois, choisis avec un arbitraire thérapeutique dans la bibliothèque du pigeonnier. Un classique -avec lequel on n'est jamais déçu-, un Russe (Betty éprouvait une tendresse émue pour les auteurs de l'Oural), et un Sade. D'emblée, la lecture lui fit du bien, bien qu'elle entrât de plain pied dans la description désolée des toutes premières pages du "Capitaine Fracasse" de Théophile Gauthier. Quel style ! Quel lyrisme !

Oui, Betty lisait. On vint frapper à sa porte. Une blouse blanche d'où émergeait un visage doux s'avançait, porteuse d'un petit boîtier à casiers bleu pâle. L'infirmière en extirpa des comprimés et des gelules qu'elle tendit, comme des panacées ou comme des graines qu'on va lancer aux pigeons.
" - Vos médicaments du soir." dit Blouse Blanche. Ca va ?
- Ca va... rie." répondit Betty qui trouvait l'infirmière assez jolie. Elle ne savait si elle pourrait conserver une distance hygiénique avec le personnel médical ou bien si son naturel reprendrait le dessus.
Le corps, le coeur, la tête, la confrontation qui crée l'érotisation allaient-ils avoir raison de quelques nuages trop gris, arrivés trop vite, et bientôt chassés par un vent d'autan, d'autant plus puissant qu'il est, dit-on, celui des fous ? L'idée qui veut que les fous le soient moins que celles et ceux qui les soignent fait long feu. Elle ne sut comment se conduire face à cette jeune femme frêle, payée par contrat, qui savait tout d'elle -elle avait bien jeté un oeil sur le dossier médical-, tenue au secret mais forte d'un savoir à sens unique.
Avalé les petits sécables, elle n'échangea finalement que deux phrases conventionnelles et aimables avec l'infirmière de nuit. Elle ferma le livre, lui redonna son épaisseur originelle afin qu'intrigues et héros se recueillent, pour de nouveau mieux surprendre et étonner à la réouverture, et alluma la radio. "Vous écoutez France Inter, il est minuit passé de trois minutes, vous avez maintenant rendez-vous avec "Postier de Nuit." Toutes oreilles dressées, Betty écoutait cette émission amie de longue date, avec qui elle faisait corps, avec qui elle s'évanouissait dans le sommeil, après avoir vagabondé, couru sur des landes de légende, glissé des bottes de sept lieues, sautant du Parnasse à Rome, de la Montagne Pelée au petit tertre du fond du jardin. Et puis elle s'endormit.

"Quand on a peur de la grenouille, il faut aller voir la grenouille." La petite phrase colorée verte et amusante tintait dans la tête de Betty. Elle allait beaucoup mieux, se demandait même comment elle avait pu connaître ces méandres inquiets, s'en voulait beaucoup de n'avoir pu combattre. Manque de volonté ? Tous ces fainéants qui vont chez les psys méritaient des coups de pied au cul ! Durant son séjour en psychiatrie, elle avait beaucoup écrit. Elle avait envoyé une ébauche de manuscrit, qu'elle avait intitulé "Le pigeonnier" à une connaissance de la petite République des Lettres, afin que cette dernière lui donnât son avis. De toute manière, Betty n'en ferait qu'à sa tête. "Si vous me dites que c'est bon, je serais heureuse et je continuerai. Si vous me dites que c'est mauvais, ça me rendra sombre et triste mais je continuerai quand même. De toute façon, les lettres ne se regroupent pas en République, ou en Royaume, ou en Ecole, ou en Chapelle, ou en Secte. Les lettres ne se laissent pas dompter facilement et habitent en hameaux, pas en villages.
Betty avait aussi écrit à l'émission "Postier de Nuit." La lettre devait avoir plu : elle était invitée à participer à un prochain plateau sur les amours différentes...

(A suivre...)

Raoul Jefe

Partager cet article
Repost0
6 mai 2007 7 06 /05 /mai /2007 15:20

Cet épisode est dédié à A., première lectrice avérée et fidèle du "Pigeonnier."

----

Betty entra dans une songerie dont elle était coutumière. Seule, ça ne la contrariait pas trop. "Le langage s'entend mais la pensée se voit." a écrit Saint-Augustin.

Elle pensait de plus en plus au théâtre, et ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. A ce théâtre intime si proche de Beckett où son "En attendant Godot" offre une scène de Maître/esclave etonnante.

Elle se voyait animatrice d'une troupe, répétitrice de manège, menant les répétitions au fouet. Les comédiens sont de parfaits soumis. Au pigeonnier, le plateau se tenait prêt à recevoir des bouches ouvertes sur des cascades de mots d'auteur.

Comment appellerait-elle sa compagnie ? "Fais voir comment tu danses" ? "Ecoute s'il pleut..." ? Ou tout simplement son appellation d'origine : Le CIEL (Cercle des Instants et des Espaces Ludiques) ?

Oui, Betty écrivait. Ce qui la sauvait de l'abîme où la jetait parfois la chair trop crue et trop humide.Elle était allée au cinéma, elle était allée au théâtre, elle était allée au cirque, mais c'est dans les livres qu'elle avait fait ses plus belles rencontres, rencontré ses plus grandes émotions.

Cet homme qui était là, en face d'elle, attaché sur une croix, nu et presque glabre, elle l'avait vu la veille sur un plateau de télévision où, portant beau et superbe, il avait été particulièrement brillant sur un sujet qu'il maîtrisait à merveille : la peinture flamande. Ce qu'il aimait, après les rafales de fouet sur le dos et les fesses, c'était rien tant que Salomé se colle contre lui, cuir contre peau, et lui souffle des mots secrets à l'oreille. "Je vous ai aimé hier soir quand vous avez cloué le bec à ce paltoquet d'animateur... Il pensait que Bosch et Bruegel étaient des marques d'appareils ménagers..."

Betty caressa du plat de la main les blessures rougeoyantes qui striaient le dos de sa "victime". Aux pieds, elle avait mis pour la première fois les cuissardes rouge et noire : son client avait insisté pour qu'il en soit ainsi. Elle ne prêta aucune attention à une légère gêne sous la plante du pied gauche. Les bottes neuves ont besoin de rôdage, de se "faire" à la forme qui les reçoit.

"- Alors vous les avez donc reçues ?" demanda-t-il. Et la question paraissait lourde de sens et attendait une réponse argumentée.

" - Oui, et j'ai adopté la formule... Alors c'est vous qui..."

Le spécialiste crut comprendre le silence, l'absence de réaction, l'amusement à utiliser le dépareillé des bottes sans pousser plus avant la recherche d'explication. Il en fut tout excité.

"- Vous permettez que je retire votre cuissarde gauche ?" demanda-t-il.

Avec minutie, il débotta la belle, saisit la chaussure par l'empeigne, et lui imprima un mouvement saccadé de haut en bas. Un bristol ne tarda pas à sortir du tunnel. Il le tendit à Maîtresse Salomé. Elle lut : "Le rouge et le noir vous siéront à ravir. Mais le noir et le rouge ne devraient pas être en reste. Je les tiens à votre disposition. Faites moi un signe et vous retrouverez vos couleurs. Je vous admire."

Betty se mit à rire.

"- La boîte est dans le coffre de la voiture. Je vais la chercher." dit l'amateur de Bruegel l'Ancien.

 

C'est au réveil d'un matin sombre que Betty fut saisie d'un étrange état. Au milieu du petit jour qui perçait dès potron-minet la croisée, elle fut prise de panique devant ce qui ressemblait à de la fumée. La nuit avait été agitée, habitée par d'étranges soldats dans d'étranges décors, dans d'étranges situations. Sa tête était en feu, sa bouche plâtreuse. Son corps entier était endolori et lourd. Le lever serait pénible. Lorsque la fumée se fut dissipée, elle s'accorda à reconnaître qu'elle n'était que le fruit de son imagination. Mais une angoisse persistait, confuse, diffuse. Elle repassait en version originale des bouts de film de sa vie. L'esprit d'escalier lui fit voir des scènes effrayantes : des membres sectionnés, la panoplie de la petite sorcière, et le Diable en personne, endimanché comme quand on va conclure quelque chose d'important chez quelqu'un qu'on ne connaît pas, qu'on veut faire bonne impression, alors que, dans la vie de tous les jours, on sent le moisi et le rance et qu'on se saoule avec des raisins de la colère.

Betty se leva, se traîna jusqu'à la salle d'eau et s'apergea d'eau fraîche. Elle traîna, se fit diversion, voulut chasser les idées noires. Mais rien n'y fit. Le chocolat chaud n'était pas bon, le croissants immangeables, les oranges amères. La Terre allait s'écrouler. Betty décrocha le téléphone et prit rendez-vous avec le docteur M., psychiatre.

Du conflit fascination-répulsion naît le refoulement et l'angoisse. Tout ce qui fut attractif devint répulsif. Elle abhorait la quincaillerie SM et fils qui n'était qu'instruments diaboliques et encombrants. Morbides et macabres, ses cravaches ne l'avaient pas toujours fait miser sur le bon cheval. Ses hommes réduits à l'état d'ilotes n'étaient pas des hommes. Dans la salle d'attente du docteur M., elle se sentit de nouveau cernée par un incendie. Le papier peint l'oppressait ; les magazines épars dur la table, cornés, froissés, amputés, compacts n'étaient que pâte... Elle s'empara du premier de la pile. C'était le supplément illustré d'un grand quotidien conservateur destiné aux femmes. Elle fendit la tranche. De la mode aux recettes de cuisine, du courrier du coeur aux idées "tendance", tout était violent. Elle chercha l'ours ; quand elle l'eût débusqué, elle parut apaisée. Elle adorait mater les ours. Chassez le naturel, il revient au galop. Lorsque son tour arriva, elle était presque mieux. Elle ne savait pas trop ce qu'elle allait dire à Freud. Elle était trop folle pour partir et pas assez pour avoir envie de prendre le large.

" - C'est un épisode de dépression aigüe, majeur sévère. Vous ne pouvez pas rester comme ça. Je vous propose une hospitalisation de quelques jours. Vous avez besoin de repos." a dit le docteur M. "Je connais une très bonne clinique près de Toulouse. Vous verrez, vous serez bien."

(A suivre)

Raoul Jefe

 

 

Partager cet article
Repost0
5 mai 2007 6 05 /05 /mai /2007 17:14

 Cet épisode est dédié à la mémoire de l'abbé R.T. Et à Dieu. Ils comprendront...

-------

Sous du papier de soie, elle glissa ses doigts. La pulpe de l'index et du majeur affleura un grain bien connu et apprécié. A pleine fleur, le cuir paraissait palpiter : des bottes cuissardes attendaient qu'on les tirât de leur sommeil.

Une curiosité était au rendez-vous. Lorsqu'elle les déploya, les fit tenir fièrement debout, grand fut son étonnement : les bottes étaient dépareillées ! Certes, elles étaient du même modèle, visiblement de la même pointure, mais l'une était noire et l'autre rouge !

Elle chercha une explication, un mot d'accompagnement, une lettre. Elle fouilla méticuleusement la boîte, en inspecta tous les coins et recoins. Rien. Elle s'assura qu'il n'y avait pas de double fond, tenta de découvrir un signe cabalistique en quelque endroit. Elle se souvint de l'intrigue du si beau texte d'Eric Rohmer "La symphonie en do majeur" où une jeune fille offrait à son fiancé un paquet-cadeau. Le fiancé jetait l'emballage sans s'être aperçu qu'il contenait un second cadeau, plus "signé".  S'ensuivait un écheveau de quiproquos qui reposaient sur des malentendus. Elle garda la boîte et le carton qu'elle rangea tout en haut d'un placard. Parfois, les objets se mettent à "parler" un jour ou l'autre...

Quel mystérieux admirateur, quel fétichiste jouait ainsi avec les couleurs ? Plus amusée et séduite qu'intriguée, elle se dit qu'après tout, elle jouerait le jeu. A cotôyer des originaux, elle serait originale. Une cuissarde noire et une cuissarde rouge, ça lui faisait une belle jambe...

Maîtresse Salomé écrivait : "Votre convocation est fixée pour samedi à treize heures. Je suis très regardante sur l'horaire. Je ne tolérerai aucun retard. Je suis à cheval sur le réglement. Soyez ponctuel. Ayez la politesse des rois. Je ne veux pas de minute de cordonnier. A la lettre. Vous entrerez dans le pigeonnier de plain-pied dans une pièce qui sera dans l'obscurité. Vous refermerez la porte derrière vous. Je serai assise à mon bureau. Je braquerai sur vous une lampe-torche. Vous retirerez vos chaussures. Vous vous déshabillerez entièrement. Je vous veux nu comme un ver, nu comme au premier jour, nu comme un ver au premier jour. Vous adopterez l'attitude suivante : tête baissée, yeux rivés à terre, mains derrière le dos. Nous n'échangerons aucun mot. Je m'approcherai de vous. Vous ne chercherez pas à savoir pour l'instant quelle tenue j'ai choisie aujourd'hui. Je resterai quelques instants dans votre dos, sans mot dire. Sur mon ordre, vous ferez volte-face. Vous vous mettrez à genoux, tête baissée. Je passerai autour de votre cou le collier des esclaves. Je ferai pleine lumière. Vous aurez ainsi tout le loisir de me découvrir. Je vous offrirai un regard permis. Je serai en petites bottes. Vous vous allongerez sur le dos. Je ferai le tour du propriétaire. J'appliquerai ma semelle sur votre torse, puis sur votre visage, sur vos lèvres. Vous poserez un baiser. Vous vous remettrez debout. J'appliquerai un bandeau sur vos yeux. Je ferai un essai de flagellation à la cravache. J'administrerai sur le globe. Je donnerai sur le charnu des fesses cinq coups espacés que vous ne compterez pas, cinq coups espacés que vous compterez, cinq coups soutenus que vous ne compterez pas, cinq coups soutenus que vous compterez. A chaque coup, vous me remercierez par mon titre : "Maîtresse".

J'ôterai votre bandeau. Vous lancerez un dé : le hasard désignera le nombre de coups que vous recevrez encore. Vous retirerez mes petites bottes. Vous me laverez les pieds. J'enfilerai mes cuissardes -il se peut qu'elles soient de couleurs différentes- et saisirai un fouet. Vous vous coucherez sur le ventre et nous renouvelerons l'opération flagellation. J'achèverai cette séquence par une pluie de coups en rafales jusqu'au signal convenu. Et c'est là que se mesurera notre confiance. Le jour où je continuerai à frapper quand même, il faudra appeler la police. Ce serait de la violence conjugale. Et je hais la violence."

Le jeune prêtre fit une génuflexion devant Maîtresse Madone Mater Dolorosa Piéta Salomé. Ponce Pilate. Il lui laverait bien les pieds, ainsi que l'ont fait les apôtres. Il a mis toute sa foi, toute sa ferveur, toute sa chair -faible et triste et il a lu tous les livres- au service du Maître-Autel. Un bas-relief du panneau de la chaire de vérité a été mutilé à la Révolution. C'est pour ça que Maîtresse sermone le vicaire qui n'est pas dans le ton. L'ardente prière jaculatoire juste avant l'introït n'y aura rien fait. Il doit expier ses fautes. Il est crucifié sur la Croix de Saint-André, le bassin drapé, mais les cuisses et le dos offerts. Les poignets et les mollets sont maintenus par des liens de cuir multicolores. Il a confessé Betty qui lui a dit que Maîtresse Salomé adorerait le fouetter. Chaque cinglement venait s'imprimer sur le corps-écritoire ; de belles enluminures n'étaient autre que le fil rouge de la scène. Salomé alternait les coups et les caresses de la main. Le trop et le peu gâtent le jeu. Elle se plaquait contre le substitut du Christ, approchait sa bouche de son oreille, et lui sussurait : "Encore ? C'est bien ?" Mais le novice fraîchement émoulu du Grand Séminaire se mortifiait : "Ce n'est pas un pêché, au moins, ce n'est pas un pêché ? Je prends la ferme résolution de faire pénitence..."

" - Mais non, répondait Betty, se faire fouetter, c'est très bon pour la circulation sanguine."

Ite misa est. La messe est dite. Allez dans la paix du Christ. Le prêtre parti, Betty pesta par principe : elle avait tout simplement oublié de lui demander l'heure de la veillée Pascale, ce vendredi à venir. Ici, à la campagne, de nos jours, face à la désaffection des cures, il faut viser juste pour trouver une bonne Eglise ouverte et un officiant à l'intérieur. Le monde devient païen. Les fêtes latines deviennent de plus en plus grecques, et la réduction du temps de travail laisse les gens de peu noyés dans trop de vide.

Et dire que demain, il faut aller voter...

(A suivre)

Raoul Jefe

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

BIENVENUE

ESPACE LITTERAIRE ET EROTIQUE
Soyez les bienvenus sur cet "égoblog",
petit jardin virtuel.

N'oubliez pas, quand même, d'aller vous aérer.

"Vivre,
c'est passer d'un espace à un autre
en essayant le plus possible
de ne pas se cogner."

Georges PEREC



 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Recherche

Liens